Lebensztejn distingue ainsi l’art de David et celui de Goya : l’espagnol met à nu une monstruosité essentielle de l’imagination combinatoire (traduite dans les Disparates), tandis que le vieux David lui donne les dehors du théâtre de boulevard.
Quelle est au fond la plus effrayante et la plus insidieuse sinon celle qui se donne des poses et un air badin ? Ne peut-on pas, dans le Jardin des Supplices, partie éponyme du livre de Mirbeau, parvenir au même constat de dévoiement, à travers la coexistence de scènes familières qui sont le support du meurtre ou de l’idéal végétal qui sert d’écrin au démembrement et à la torture ?
Le tourmenteur constitue à lui seul une curieuse figure à l’identité ambiguë, eunuque par procuration dont l’ambition suprême, ou le caprice fanfaron du moment, est d’inverser l’identité sexuelle par la torture. L’exilé David accomplit, avec son Mars et Vénus* la dévirilisation du guerrier : ses parties sexuelles sont dissimulées par une colombe blanche qui en bécote une autre familièrement installée sur sa cuisse, sa lance est encore dressée mais fléchit, et Cupidon, avec un rictus effrayant commence à lui retirer sa sandale… L’œuvre fourmille de symboles sexuels.
Mirbeau ne fait pas autrement avec son narrateur, peu à peu dépossédé de son statut dominateur, de la préséance de mâle. La description du personnage, et sa traduction mordante par la librettiste Kinda Mubaideen**, confine à l’absurde: incantatoire et impertinent, tour à tour acerbe et louvoyant, le bourreau livre un manifeste de la beauté née des greffes, de l’hybride, en un mélange détonant d’onirisme, de réalisme et de comique. Son intervention tient à la fois du rituel amoureux et guerrier.
* Mars désarmé par Vénus et les grâces, 1824, Musées royaux des Beaux arts de Bruxelles
** à lire ou à relire ici et là.
Les citations en italiques sont empruntées à l’essai de Jean-Claude Lebenszejn déjà cité, et plus particulièrement à l’article Histoires Belges in De l’imitation dans les beaux-arts, Editions Carré, 1996, p. 33 à 48